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2011-02-01

2011 02 01 mardi

                     

Délit de jugement de faciès


Ces jours derniers, elle a regardé les journaux télévisés et a suivi avec attention les révoltes des pays arabes aussi bien en Tunisie qu’en Egypte et dans tout le Maghreb. Elle regarde ces visages plein d’espoir, d’exaltation, mais aussi de surprise.

Ces visages-là, elle les connait bien.

Elle se souvient d'avoir été impressionnée et un peu effrayée en gare de Stuttgart - elle revenait d'un séjour dans les Dolomites -, les quais étaient bondés d'hommes turcs et il était difficile de se frayer un chemin entre eux. Que des hommes seuls que l'on appelait par hauts-parleurs : 50 pour Munich, 100 pour Mannheim, 50 pour Hambourg. Certains se tenaient par la main pour ne pas se perdre. Elle se souvient de leurs visages marqués par la fatigue, la peur et l’ignorance. C'était la première fois qu'elle croisait des hommes basanés, elle avait 14 ans.

Elle se souvient un peu plus tard, elle avait dix-sept ans, quand sont arrivés en masse des hommes seuls aux visages émaciés et bronzés en provenance de la Tunisie, de l'Algérie, du Maroc. Elle se souvient d'avoir créé avec des amis une association de défense des Nord-africains dans sa ville, pour lutter contre les marchands de sommeil qui proposaient un lit pour trois personnes qui devaient effectuer des roulements. Elle se souvient d'en avoir accompagnés dans les différentes administrations pour leur permettre d'être mieux respectés. Elle se souvient des cours d'alphabétisation qu'elle donnait, ainsi que ses amis, à des gens qui ne savaient même pas écrire leur nom.

Elle se souvient d'avoir ri de Rachid, qui s'essayait au français et il disait : « j’ai malala… j'ai mal à la… tête, j'ai mal à la… genou, j'ai mal à la… ventre… ». Depuis, Rachid enseigne la littérature française à la faculté de Grenoble. Elle se souvient aussi de Khalil, qui s'appliquait inlassablement à écrire le français, en faisant de très belles lettres. Depuis, Khalil est professeur des écoles dans la région lyonnaise. Elle se souvient d'avoir applaudi quand Abdel avec ses grands yeux étonnés a gagné tout seul le procès aux prud'hommes qu'il a intenté contre son patron qui ne faisait pas de différence entre les esclaves et ses ouvriers immigrés.

Elle se souvient aussi qu'elle et ses amis étaient très fiers d’eux-mêmes ; la défense des immigrés leur permettait de s’opposer à leurs parents conservateurs et flattaient leur ego. Elle reconnait qu’il y avait un brin de condescendance…. Un brin seulement ?

Car les jours derniers, elle a été choquée par certaines images : des Tunisiens gardaient des chèvres, faisaient du maraichage pour pouvoir manger tout simplement, des Tunisiens avec des visages halés, émaciés, creusés, tout cela lui semblait bien normal et jusqu’au moment où ceux-là, même qu’elle pensait à peine lettrés, annoncent des bac + 5, des doctorats de sciences physiques, d’économie… et là, elle a honte du regard qu’elle venait de poser sur eux… Il y a quelque chose qui ne colle pas dans toute cette histoire…. C’est un délit de jugement de faciès…. C’est mon délit de jugement de faciès…

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